dimanche 7 octobre 2018

La gazette du jeu vidéo n°2 - Portal









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"Sarcasmes" (p.6)

Le ressort de Portal, c’est le sarcasme. Pendant tout le jeu, la voix de l’intelligence artificielle Glados prodigue insultes, moqueries et paroles décourageantes, jusqu’à la confrontation finale. Jesper Juul, dans son ouvrage The Art of Failure, choisit Portal comme exemple du rapport singulier que le jeu vidéo entretient avec l’adversité : les paroles de Glados stimulent dans le jeu, alors qu’elles seraient insupportables dans la vie réelle.

C’est en partie vrai, et c’est l’un des ressorts de l’humour du jeu: une impuissance du joueur soulignée par la mise en scène, mais démentie en permanence par le mécanisme de l’interactivité. Bien sûr, la fiction, interactive ou non, sait rendre hilarants des personnages pénibles. Au-delà, cette voix rappelle étrangement une pratique courante du jeu traditionnel, le « trash talk », ces invectives affectueuses ou non que se lancent les adversaires dans une partie de Magic the Gathering ou un match de football. Ce rituel-là est complexe, puisqu’il consiste à ajouter un mode de confrontation verbale et informelle au système de règles du jeu. L’humour ou la pugnacité permettent de prendre dans ce système verbal un avantage éventuellement transférable au jeu officiellement pratiqué, en déconcentrant son adversaire à un moment crucial, par exemple. Cependant, le jeu du trash talker est subordonné au jeu officiel, puisque la victoire dans ce dernier balaye d’un coup toute trace de la défaite dans la joute oratoire.

Portal rejoue donc cette situation de façon frappante, puisqu’il met en scène un trash talker, mais prive le joueur de toute répartie (ce dont Portal 2 s’amuse explicitement). Ce faisant, Portal transforme son mécanisme de puzzle — essentiellement linéaire et prédéterminé – en un simulacre de duel. Il rend aussi le triomphe final d’autant plus signifiant qu’il constitue une revanche sur le jeu fantôme du trash talk auquel le joueur n’a pas pu prendre part, mais pour lequel l’ « adversaire » a fait preuve d’un redoutable talent.

Portal ne propose donc pas seulement un modèle physique impossible, il réussit aussi à faire d’un jeu paradoxal, d’un simulacre, un pilier de l’engagement dans le jeu vraiment joué.

La gazette du jeu vidéo n°1 - Spelunky









Premier numéro d'un fanzine familial consacré aux jeux vidéo, dans un registre de partage équitable des tâches. Description, critique, réflexions et témoignages de jeu.

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"Un jeu nostalgique ?" (p.6)

Spelunky est un jeu ouvertement nostalgique, construit sur des souvenirs de cinéma d’aventure et d’anciens jeux vidéo. Côté cinéma, le point de référence est bien sûr Indiana Jones (et ses copies à petit budget), qui lui-même cite le cinéma populaire à épisodes des années 30, qui lui-même mettait en scène des fantasmes de continents mystérieux et de cités perdues typiques du début du 20e siècle (dans les romans de Rider Haggard ou d’Edgar Rice Burroughs, par exemple). Beaucoup d’inspirations, donc, mais on peut finalement douter de leur importance. Tout ceci avait en effet déjà été utilisé dès 1989 par un autre jeu vidéo, qui constitue une des sources principales de Spelunky dans les thèmes et dans la façon de jouer : Rick Dangerous (Core Design). 
Comme Spelunky, Rick Dangerous raconte l’histoire d’un archéologue aventurier s’aventurant dans des dédales piégés, mais emplis de trésors. Comme Spelunky encore, il s’agit d’un jeu de plateforme en 2D effroyablement difficile. Cependant, là où Rick Dangerous invite à apprendre par cœur des pièges toujours identiques, Spelunky propose au contraire une génération aléatoire des niveaux, qui interdit cette mémorisation.

L’influence est revendiquée – il suffit de comparer l’apparence des personnages principaux – mais le passage de niveaux fixes à des niveaux aléatoires change beaucoup de choses ; n’est pas un Rick Dangerous modernisé, c’est un Rick Dangerous corrigé. A qui cette référence est-elle destinée ?

La réponse tient sans doute à un chiffre : 19 ans, soit l’écart entre les deux jeux, exactement une génération. Consciemment ou non, Derek Yu, le créateur de Spelunky, semble proposer de puiser dans l’histoire du jeu vidéo, mais en s’interdisant d’être nostalgique. Il faut célébrer les grands modèles, mais sans oublier d’être critique (en s’amusant par exemple avec la notion de demoiselle en détresse, qui peut ici devenir un homme, ou même un chien).

Il est amusant, malgré tout, que ce rapport complexe au passé se fasse dans le cadre d’un jeu qui utilise avec peu de distance un cadre narratif typiquement colonialiste. Sur ce point au moins, la nostalgie est tout sauf critique.