* * *
Le ressort de Portal, c’est le sarcasme. Pendant tout le jeu, la voix de l’intelligence artificielle Glados prodigue insultes, moqueries et paroles décourageantes, jusqu’à la confrontation finale. Jesper Juul, dans son ouvrage The Art of Failure, choisit Portal comme exemple du rapport singulier que le jeu vidéo entretient avec l’adversité : les paroles de Glados stimulent dans le jeu, alors qu’elles seraient insupportables dans la vie réelle.
C’est en partie vrai, et c’est l’un des ressorts de l’humour du jeu: une impuissance du joueur soulignée par la mise en scène, mais démentie en permanence par le mécanisme de l’interactivité. Bien sûr, la fiction, interactive ou non, sait rendre hilarants des personnages pénibles. Au-delà, cette voix rappelle étrangement une pratique courante du jeu traditionnel, le « trash talk », ces invectives affectueuses ou non que se lancent les adversaires dans une partie de Magic the Gathering ou un match de football. Ce rituel-là est complexe, puisqu’il consiste à ajouter un mode de confrontation verbale et informelle au système de règles du jeu. L’humour ou la pugnacité permettent de prendre dans ce système verbal un avantage éventuellement transférable au jeu officiellement pratiqué, en déconcentrant son adversaire à un moment crucial, par exemple. Cependant, le jeu du trash talker est subordonné au jeu officiel, puisque la victoire dans ce dernier balaye d’un coup toute trace de la défaite dans la joute oratoire.
Portal rejoue donc cette situation de façon frappante, puisqu’il met en scène un trash talker, mais prive le joueur de toute répartie (ce dont Portal 2 s’amuse explicitement). Ce faisant, Portal transforme son mécanisme de puzzle — essentiellement linéaire et prédéterminé – en un simulacre de duel. Il rend aussi le triomphe final d’autant plus signifiant qu’il constitue une revanche sur le jeu fantôme du trash talk auquel le joueur n’a pas pu prendre part, mais pour lequel l’ « adversaire » a fait preuve d’un redoutable talent.
Portal ne propose donc pas seulement un modèle physique impossible, il réussit aussi à faire d’un jeu paradoxal, d’un simulacre, un pilier de l’engagement dans le jeu vraiment joué.